Les sept vallées et les quatre vallées (Religare - Bibliothèque des religions - Foi bahá'íe - Báhá'u'lláh)
Religion bahá'íe

Les sept vallées - Les quatre vallées

Les sept vallées - Les quatre vallées (Bahá'u'lláh)
Auteur: Bahá'u'lláh (révélation 1858)
Edition : MEB 2004 - ISBN 2-87203-061-1

Table des matières

Avant-propos
Introduction
1. Les sept vallées
      Du séjour de poussière
      1) La vallée de la recherche
      2) La vallée de l’amour
      3) La vallée de la connaissance
      4) La vallée de l’unité
      5) La vallée du contentement
      6) La vallée de l’émerveillement
      7) La vallée de la vraie pauvreté et de l’anéantissement absolu
      Symbole du passereau
2. Les quatre vallées
      La recherche mystique
      1) La première vallée
      2) La deuxième vallée
      3) La troisième vallée
      4) La quatrième vallée

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Avant-propos

La Commission de traduction en langue française vous propose dans cette édition une révision des versions françaises parues jusqu’à présent et notamment de la version publiée par la Maison d’éditions en 1982, Trad. de F.Bronchain. Ces versions françaises sont basées sur les traductions réalisées en anglais par Ali-Kuli Khan [nota : Ali-Kuli Khan a accompagné ‘Abdu’l-Bahá dans ses voyages aux USA en qualité d’interprète. Il s’y est établi par la suite, ayant épousé une américaine. Leur fille Marzieh, par ailleurs très versée dans les Écrits bahá’ís, était donc tout indiquée pour aider son père dans ces traductions]. Sa traduction des Sept vallées a été publiée en 1906 et 1914 par la Bahai Publishing Society de Chicago et republiée en 1936 et 1937 par le Bahá’í Publishing Committee, New-York. Cette première version, révisée par sa fille Marzieh Gail et augmentée de la traduction des Quatre vallées, a été publiée à quatre reprises entre 1945 et 1954 par le Bahá’í Publishing Committee de Wilmette. Par la suite le Bahá’í Publishing Trust de Wilmette en a fait plusieurs éditions entre 1957 et nos jours.

Ces nombreuses éditions montrent tout l’intérêt que ces deux oeuvres de Bahá’u’lláh suscitent parmi le public occidental. De la première d’entre elles, Les sept vallées, Shoghi Effendi a écrit qu’il s’agissait d’un « traité que l’on peut sans doute considérer comme sa (de Bahá’u’lláh) composition mystique la plus importante ».

Toute traduction comporte une part d’interprétation et par conséquent une certaine distanciation par rapport au texte dans la langue d’origine qui, en l’occurrence, est le persan sauf les salutations d’introduction en arabe.

Nader Saiedi [nota : Nader Saiedi, Logos and Civilisation, University Press of Maryland, USA, 2000] rend hommage au « travail exemplaire » et à « la façon poétique dont ces textes complexes ont été rendus » par ces traducteurs en langue anglaise. Il indique toutefois que ces traductions « ne semblent pas transmettre adéquatement l’espace métaphorique utilisé par Bahá’u’lláh pour décrire le voyage mystique.

Notre traduction française risquait, dès lors, de nous éloigner encore un peu plus du texte original. Aussi avons-nous demandé au Dr Shapour Rassekh de comparer notre traduction avec l’original et de nous indiquer les passages qui s’en écartaient trop. Les remarques que nous avons reçues de sa part nous ont permis de revoir la traduction afin de la rapprocher de l’original plutôt que de l’en éloigner davantage. Nous tenons donc à remercier le Dr Rassekh pour cette contribution importante et nous espérons que la version qui est ainsi présentée, aidera les lecteurs francophones à saisir la pensée de Bahá’u’lláh dans une meilleure mesure et à bénéficier de ses conseils pour entreprendre ces « voyages mystiques », en attendant qu’une traduction anglaise plus officielle soit réalisée par le Centre mondial.

Les versets du Coran cités par Bahá’u’lláh sont reproduits selon la traduction de Denise Masson, publiée dans la Pléiade, sauf indication contraire en note.

La Commission de traduction en langue française

Introduction

« Oeuvre suprême dans le genre de la composition mystique... » ainsi pourrait-on qualifier « Les sept vallées de Bahá’u’lláh ». Cette dissertation d’une grande profondeur répondait aux questions posées à l’auteur par le Shaykh Muhyi’d-Dín, juge de la ville de Khaniqín, au Nord-est de Bagdad, près de la frontière perse. Ce juge était notoirement connu comme adepte de la philosophie soufie, mysticisme né en Iran il y a douze siècles et venant d’un mouvement intérieur à l’islam. L’objectif des soufis est l’accès direct auprès de Dieu par la prière, la méditation, la contemplation et l’extase. Pour définir les étapes de ce processus spirituel une terminologie spéciale s’élabora et certains soufis adoptèrent la doctrine de la possibilité de l’approche directe de Dieu, sans l’aide de Muhammad ni d’aucun autre prophète. Logiquement cette conception aboutissait à la croyance que les soufis pouvaient se soustraire aux lois religieuses et que pour eux, sinon pour tous, la conscience pouvait être un guide sûr. Cette théorie fut combattue par les plus grands mystiques persans, Jalálu’d-Dín Rúmí et al-Ghazálí, qui affirmaient que, sans l’obéissance aux lois de Dieu révélées par ses messagers, l’homme ne pouvait atteindre la présence divine.

Quant au juge Shaykh Muhyi’d-Dín, il devait vraisemblablement connaître les écrits du soufi persan du XIIe siècle, Farídu’d-Dín ‘Attár. Le plus célèbre des ouvrages de ce dernier est le Mantiqu’t-Ṭayr, ou Le Langage des Oiseaux. Il y trace le voyage de l'âme à travers sept vallées, celles de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du détachement, de l’unité, de la perplexité et de l’anéantissement. Bahá’u’lláh, dans Les sept vallées en persan, adopte un canevas semblable bien que non identique ; il y décrit les sept étapes du progrès de l’âme en quête de son être. Les sept vallées affirment que le moyen d’atteindre la présence de Dieu est de prêter l’oreille au message de la Manifestation d’aujourd’hui.

C’est après son retour à Bagdad, marquant la fin de son séjour dans les montagnes de Sulaymáníyyih que Bahá’u’lláh écrivit cette épître.

Les quatre vallées, épître écrite à Bagdad à la suite des sept vallées, s’adressait au lettré Shaykh ‘Abdu’r-Rahmán, de Karkúk, ville du Kurdistan irakien. Elles montrent les quatre voies par où l’Invisible peut être vu, signalent les quatre stades du coeur humain, et désignent les quatre sortes de voyageurs mystiques cherchant le Désiré, le Loué, l’Aimant, le Bien-aimé

Extraits de l’introduction de l’édition de 1952, rédigée par Robert L. Gulick Jr.


1. Les sept vallées

Du séjour de poussière

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux.

(1.1)
Loué soit Dieu qui, du néant, a tiré l’existence ! Il a gravé les mystères de la préexistence sur la tablette de l'homme ; dans le Bayán dont il fit un Livre lumineux pour ceux qui crurent et se soumirent, il lui a enseigné ce qu'il ignorait ; il le fit témoin de la création de toutes choses en cet âge de ténèbres et de ruines et, des cimes d'éternité, il l'a fait parler de sa voix merveilleuse dans le Temple parfait [nota : la Manifestation de Dieu] : ainsi tout homme témoignera, en lui-même et par lui-même qu'en vérité, il n'est pas d'autre Dieu que lui dans la condition de la Manifestation de son Seigneur, et il trouvera sa voie vers les sommets des réalités jusqu'à ce que personne ne puisse rien contempler sans y voir Dieu.

(1.2)
Louange et gloire à la première mer émanée de l'océan de la divine Essence, au premier matin qui a brillé à l'Horizon de l'unité, au premier soleil qui s'est levé au Ciel d'éternité et à la première flamme qui fut allumée sous le globe d'unicité par la lampe de préexistence : Lui qui fut Ahmad dans le royaume des mondes, Muhammad dans l'assemblée des proches et Mahmud [nota : Muhammad, Ahmad et Mahmúd sont des noms et des titres du Prophète, dérivés du verbe « louer », « exalter »] au royaume des sincères. « ...Invoquez-le par quelque nom qu'il vous plaira, il possède les noms les plus excellents » dans les coeurs de ceux qui savent. [voir : Coran, 17 : 110. « Quel que soit le nom sous lequel vous l’invoquez, les plus beaux noms lui appartiennent » (lorsque la traduction des versets du Coran diffère de la traduction de D. Masson, nous donnons celle-ci en note. NDT)] Sur sa famille et sur ses amis soit une paix généreuse, immuable, éternelle !

(1.3)
Ensuite, nous prêtâmes l'oreille à ce que modulait le rossignol de la connaissance sur les branches de l'arbre de ton âme, et nous perçûmes ce que la colombe de certitude chantait dans les rameaux de l'arbre de ton coeur. Je crois, en vérité, avoir respiré le parfum suave du vêtement de ton amour et être parvenu à ta parfaite rencontre par la lecture de ta lettre. Tu as évoqué ton anéantissement en Dieu et ta vie par lui, et j’ai noté ton amour pour les bien-aimés de Dieu, pour les Manifestations de ses noms et pour les Aurores de ses attributs. Aussi vais-je te révéler certains signes sacrés et resplendissants correspondant aux degrés de gloire, afin de t'attirer vers la cour de la sainteté, de l'approche et de la beauté, et de t’amener à un état où, dans toute la création, tu ne verras plus que le visage de ton Bien-aimé, l'Honoré, où tu regarderas toutes choses créées comme au jour où rien n'avait encore été nommé.

(1.4)
C'est ce que chante le Rossignol de l'unité dans le jardin de Ghawthíyyih [nota : sermon de ‘Alí]. Il dit : Et sur la tablette de ton coeur paraîtront les symboles des mystères subtils de « crains Dieu et il te donnera la connaissance » [voir : Coran, 2 :282. « Craignez Dieu ! Dieu vous instruit, Dieu connaît toutes choses »], et l'oiseau de ton âme se souviendra des sanctuaires sacrés de la préexistence et s'envolera sur les ailes du désir, dans le ciel de « parcours les chemins frayés par ton Seigneur », et il recueillera les fruits de la communion dans les jardins de « alors goûtez à toute espèce de fruit » [voir : Coran 16 : 69, « Puis mangez de tous les fruits. Suivez docilement les sentiers de votre Seigneur. »].

(1.5)
Par ma vie, ô ami, si tu goûtes à ces fruits du vert jardin qui fleurit dans les régions du savoir quand les lumières orientales de l'essence divine resplendissent dans les miroirs des noms et attributs, alors le désir ravira de tes mains les rênes de la patience et de l’hésitation, et ton esprit sera exalté par les éclairs du feu céleste ; tu seras entraîné, loin de ta patrie de poussière, vers ta véritable patrie céleste au sein des réalités et tu seras élevé à une condition où tu voleras dans l'air comme tu circules sur la terre, et où tu marcheras sur la mer comme tu cours sur le sol. Puisse ceci me réjouir ainsi que toi-même, et réjouir quiconque s'est envolé au Ciel de la connaissance et dont le coeur est rafraîchi par la brise de certitude qui souffle de la Sheba du Miséricordieux sur le jardin de son être intime.

(1.6)
Paix à celui qui suit le sentier droit ! Au voyageur qui part du séjour de poussière vers la patrie céleste, on apprend qu’il y a sept étapes que certains nomment les sept vallées et d’autres les sept cités. Aussi longtemps, dit-on aussi, qu’il n’aura pas quitté son moi et franchi ces étapes, le voyageur ne pourra ni parvenir à la mer de la proximité et de l’union, ni goûter au vin sans égal.


1) La vallée de la recherche

(1.7)
La première vallée est celle de la recherche dans laquelle la monture se nomme patience. Sans patience, le voyageur n’arrive nulle part et n’atteint aucun but. Qu’il ne perde jamais courage. Lutterait-il cent mille ans sans parvenir à contempler la beauté de l’Ami qu’il ne devrait pas vaciller, car ceux qui cherchent la Ka‘bih [nota : Kaaba sanctuaire sacré de La Mecque. Ici, ce mot signifie « le but »] de « pour nous » se réjouissent à cette nouvelle : « Nous les guiderons sur nos chemins » [voir : Coran 29 : 69 : « Oui, nous dirigerons sur nos chemins ceux qui auront combattu pour nous. »]. Ils ont pris, dans cette recherche, la ferme résolution de servir et s’efforcent sans cesse d’aller du niveau de la négligence au royaume du vouloir. Aucun lien ne les retient, aucun conseil ne les dissuade.

(1.8)
Il incombe à ces serviteurs de purifier leur coeur, source des trésors divins, de tout attachement, de refuser toute imitation qui consiste à suivre les voies de leurs pères et de leurs aïeux, et de fermer à tous les habitants du monde les portes de l’amitié comme de l’inimitié.

(1.9)
Au cours de ce voyage, le chercheur parvient au point d’où il voit toutes les choses créées à la recherche éperdue de l’Ami. Que de Jacob verra-t-il errer en quête de leur Joseph ! Que d’amoureux à la poursuite de l’Aimé ! Que de soupirants à la recherche du Désiré ! À chaque instant il rencontre un problème grave et chaque heure lui découvre un mystère car, ayant détaché son coeur de ce monde et de l’autre, il est en route vers la demeure du Bien-Aimé. Le soutien du royaume invisible guide chacun de ses pas et l’ardeur de sa recherche s’accroît sans cesse.

(1.10)
Pour juger de toute recherche, il faut appliquer le critère du Majnún de l’amour [nota : littéralement Majnún signifie « dément », c’est le titre du célèbre amoureux de la tradition arabo-persane, dont la bien-aimée était Laylí, fille d’un prince arabe. Symbolisant le véritable amour humain confinant à l’amour divin, l’histoire servit de thème à plusieurs poèmes romanesques persans et tout particulièrement à celui de Nizámí en 1188-1189 A.D.]. On raconte ce qui suit : Le voyant un jour, en larmes, tamiser de la poussière, on lui demande : « Que fais-tu là ? » - « Je cherche Laylí », répond-il. « Malheureux ! Laylí est un esprit de pureté et toi, tu la cherches dans la poussière » - « Je la cherche partout, dans l’espoir de la trouver quelque part... »

(1.11)
Certes, il est honteux pour le sage de chercher le Seigneur des seigneurs dans la poussière, mais n’est-ce pas là, pourtant, la preuve d'une quête d'une ferveur intense ? « Celui qui cherche avec ferveur trouve toujours » [nota : proverbe arabe].

(1.12)
Le vrai chercheur ne poursuit que l’objet de sa quête et l’amant n’a d’autre désir que l’union avec sa bien-aimée. Il n’y réussira qu’en sacrifiant tout : ce qu’il a vu, entendu et compris. Rien de cela ne doit subsister s’il veut entrer au royaume de l’esprit, la Cité de Dieu. Quel labeur pour le trouver, et quelle ardeur si nous voulons boire du miel de la réunion ! Mais si nous goûtons à cette coupe, nous rejetterons le monde.

(1.13)
Sur cette route, le voyageur séjourne en n’importe quelle contrée. Il habite n’importe où. Il cherche sur chaque visage la beauté de l’Ami. Il s’enquiert partout du Bien-Aimé. Il se joint à n’importe quelle assemblée. Il recherche la compagnie de tous, espérant ainsi trouver le secret de l’Aimé dans quelque esprit, ou découvrir sa beauté sur quelque visage.

(1.14)
Si dans sa course, il perçoit, avec l’aide de Dieu, un signe de l’Ami introuvable, et si, du messager céleste, il respire le parfum du Joseph, si longtemps perdu [nota : référence à l’histoire de Joseph dans le Coran et dans l’Ancien Testament], alors, sans plus tarder, il pénétrera dans la vallée de l’amour et se dissoudra dans le feu de l’amour.


2) La vallée de l’amour

(1.15)
Sur cette cité brille, au ciel de l’extase, le soleil du désir illuminant le monde. Y gronde le feu de l’amour et ses flammes réduisent en cendres la récolte de la raison.
Là, le voyageur n’est plus conscient de rien, pas même de lui-même. Il ne voit ni sagesse ni ignorance, ni doute ni certitude. Il confond matin de direction et nuit d’erreur. Il fuit l’impiété et la foi, et le poison mortel est un baume pour lui.

(1.16)
C’est ainsi que ‘Attar [nota : Farídu’d-Dín ‘Attár (ca 1150-1230 A.D.), le grand poète soufi persan] a pu dire :
« Erreur pour l’infidèle, confiance pour le fidèle ;
Pour le coeur de ‘Attar, un peu de ta souffrance. »


(1.17)
Sans la souffrance, coursier de cette vallée, le voyage n’aurait pas de fin. Dans cet état, l’amant ne pense qu’au Bien-aimé et ne cherche qu’à se réfugier auprès de l’Ami. À chaque instant, il offre cent fois sa vie dans le sentier de celui qu’il aime, et à chaque pas, il jette mille fois sa tête aux pieds de l’Aimé.

(1.18)
Ô mon frère, à moins d’entrer dans l’Égypte de l’amour, tu ne verras jamais le Joseph de la beauté de l’Ami ; à moins de devenir aveugle comme Jacob, tu n’ouvriras jamais l’oeil de ton être intime ; à moins de te consumer du feu de l’amour, tu ne communieras jamais avec l’Amant du désir.
Un amant ne craint rien, et rien ne peut lui nuire : tu le verrais grelotter dans le feu, et la mer ne le mouillerait pas.

(1.19)
« L’amant grelotte dans le feu de l’enfer ;
Le savant reste sec au milieu de la mer. »
[nota : poème mystique persan]

(1.20)
L’amour ne veut pas de l’existence et ne tient pas à la vie : dans la mort, il voit la vie et cherche la gloire dans la honte. Il faut beaucoup de bon sens pour mériter la folie de l’amour et une grande force d’âme pour être digne des liens de l’Ami. Béni est le cou pris dans son lacet, et heureuse la tête embrassant la poussière dans le sentier de son amour. Renonce à toi-même, ô ami, afin de trouver l’Incomparable et renonce à cette terre mortelle pour chercher abri dans le nid céleste. Si tu veux allumer le feu de l’existence et être prêt à cheminer vers l’amour, annihile-toi !

(1.21)
« L’amour ne saisit âme qui vive,
Souris morte n’est pas la chasse du faucon. »
[nota : proverbe arabe]

(1.22)
À chaque instant l’amour incendie un monde. Il ruine toute terre où il plante sa bannière. Être ne signifie rien dans ce royaume et le sage n’y détient pas le pouvoir. Le Léviathan de l’amour engloutit le maître de la raison et détruit le seigneur de la connaissance. Il avale les sept mers sans apaiser la soif de son coeur et demande : « Y en a-t-il encore ? » [voir : Coran 50 : 30. « Peut-on en ajouter encore ? »] Il se fuit lui-même et évite tout ce qui vient du monde.

(1.23)
« L’amour est étranger à la terre comme au ciel ;
Soixante-douze folies, on y pourrait compter. »

[nota : Mathnaví, par Jalálu’d-Dín Rúmí (1207-1273 A.D.), appelé Máwláná (notre maître), est le plus grand des poètes soufis persans et le fondateur de l’ordre Mawlaví des « derviches tourneurs »]

(1.24)
L’amour retient dans ses fers d’innombrables victimes et blesse de ses traits autant de sages. Apprends que toute rougeur dans le monde est le produit de sa colère, et toute pâleur des joues des hommes est un effet de son poison. Il ne prescrit d’autre remède que la mort et ne marche que dans la vallée de l’ombre. Pourtant, doux comme le miel est son venin aux lèvres de l’amant et, aux yeux du chercheur, sa destruction préférable à cent mille vies. Il faut donc que les flammes de l’amour consument les voiles du moi satanique pour que l’esprit ainsi purifié connaisse le rang du Seigneur des mondes.

(1.25)
« Allume le feu de l’amour et brûle tout ce qui existe,
Ensuite pose le pied sur la terre des amants. »
[nota : extrait d’une ode de Bahá’u’lláh]

(1.26)
Si l’amoureux, fortifié par le Créateur, échappe aux serres de l’aigle de l’amour, il entre dans la vallée de la connaissance.


3) La vallée de la connaissance

(1.27)
Il passe ainsi du doute à la certitude, des ténèbres de l’illusion au flambeau de la crainte de Dieu. Son oeil intérieur s’ouvre et il converse dans l’intimité avec son Bien-Aimé. Fermant la porte des vaines imaginations, il entrouvre celle de la vérité et de la piété. Dans cet état, il acquiesce au décret de Dieu et voit la guerre comme si c’était la paix. Il découvre dans la mort les secrets de la vie éternelle. Intérieurement et extérieurement il assiste aux mystères de la résurrection dans les mondes de la création et dans les âmes des hommes, et d’un coeur pur il pénètre la sagesse divine des manifestations innombrables de Dieu. Il trouve une goutte dans l’océan et dans une goutte, il voit les secrets de la mer.

(1.28)
« Ouvre le coeur de l’atome, Et vois !
Tu y trouveras un soleil ! »
[nota : proverbe arabe]

(1.29)
En cette vallée, le voyageur perspicace ne voit dans l’oeuvre de Dieu, le Véritable, ni contradiction ni incohérence ; sans cesse il s’écrie : « Il n’est pas de défaut dans la création du Dieu de miséricorde ; regarde encore, y vois-tu la moindre faille ? » [voir : Coran 67 : 3] Dans l’injustice, il voit la justice, et dans la justice, la grâce. Dans l’ignorance, il perçoit maints savoirs cachés, et dans la connaissance, cent mille sagesses. Il brise la cage du corps et de ses passions et s’associe au peuple du royaume immortel. Il gravit les échelons de l’esprit et se hâte vers le ciel de la signification intérieure. Il vogue sur l’arche de « Nous leur ferons voir nos signes dans l’univers et en eux-mêmes » et navigue sur la mer de « jusqu’à ce qu’ils voient clairement que ceci (ce Livre) est la vérité » [voir : Coran 41 : 53]. Il supporte l’injustice avec patience et la violence avec amour.

(1.30)
Il était une fois un amoureux qui, loin de sa bien-aimée depuis de longues années, soupirait en se consumant aux flammes de l’éloignement. Sous l’effet de l’amour, son coeur perdait patience et son corps se lassait de son esprit. La vie sans elle lui paraissait un leurre et le temps achevait de l’épuiser. Combien de jours passa-t-il ainsi à sans cesse se languir d’elle ! Combien de nuits se tint-il éveillé, à souffrir d'elle ! Son corps n’était plus qu'un souffle, son coeur blessé, un cri de tourment. Il avait offert mille vies pour goûter une seule fois à la coupe de sa présence, mais sans résultat. Les docteurs ne pouvaient le guérir et ses compagnons l’avaient abandonné. Las ! Les médecins sont sans remède pour le malade d’amour car seule peut le guérir la faveur de l’aimée.

(1.31)
À la fin, de l’arbre de son désir naquit le fruit de la détresse et, du feu de son espoir, il ne resta que cendres. Un soir, alors que, las de vivre, il sortait de chez lui pour se rendre à la place du marché, il s’aperçut qu’un garde le suivait. Il se mit à courir. Le garde fit de même, rejoint par d’autres gardes. Ils barrèrent toute issue à l’infortuné. Affolé, courant ça et là, le malheureux se disait : « Ce garde est sûrement ‘Izrá’íl, l’ange de la mort pressé de me prendre, ou bien c’est un tyran qui cherche à malmener les gens ». Cette victime des flèches de l’amour gémissait en son coeur et courait toujours lorsqu’il parvint près d’un jardin clôt d’un mur qu’il escalada à grand-peine car il était très haut. Et, sans plus se soucier de sa vie, il sauta dans le jardin.

(1.32)
Alors il découvrit sa bien-aimée qui, une lampe à la main, cherchait une bague qu’elle avait perdue. Apercevant sa ravissante amie, l’amant désespéré poussa un grand soupir, leva les mains au ciel en prière et s’écria : « Ô Dieu, accorde gloire, richesse et longue vie à ce garde. Il est l’ange Gabriel venu guider cette pauvre créature ; à moins qu’il ne soit Isráfíl qui donne vie au misérable que je suis. »

(1.33)
Certes, ses paroles étaient justes car sous l’apparente brutalité de ce garde, l’homme découvrait maintes justices secrètes et maintes miséricordes voilées. Par sa menace, le garde avait conduit cet assoiffé du désert de l’amour à la mer de la bien-aimée et, par la lumière de la rencontre, il avait dissipé la nuit de l’absence. Il avait conduit l’éloigné au jardin de l’approche et le malade vers le médecin des coeurs.

(1.34)
Si cet amant avait été plus perspicace, il eût, dès le début, béni le garde, prié pour lui et perçu sa tyrannie comme la justice même. Mais, ignorant le dénouement, il avait gémi et s'était plaint. Cependant, ceux qui voyagent dans le jardin de la connaissance, voyant la fin dans le début, voient la paix dans la guerre et l'amitié dans l'hostilité.

(1.35)
Telle est la condition des voyageurs de cette vallée. Quant à ceux des vallées supérieures, ils voient que la fin et le début ne sont qu’une seule chose ; ils ne voient ni commencement ni fin, ne considèrent ni premier ni dernier [voir : Coran 57 : 3]. Mieux, les habitants de la ville immortelle qui résident aux séjours verdoyants ne voient ni premier ni dernier. Ils fuient tout ce qui est premier, repoussent tout ce qui est dernier car, rapides comme l’éclair, ils se sont envolés au-delà des mondes des noms et des attributs. C’est ainsi qu’il est dit : « L’unité absolue exclut tout attribut » [nota : paroles attribuées à ʻAlí]. Et ils ont établi leur séjour à l’ombre de l’Essence.

(1.36)
C'est à ce propos que Khájih ‘Abdu’lláh [nota : Shaykh Abú Ismá’íl ‘Abdu’lláh Ansárí de Hirát (1006-1088 A.D.) est un maître soufi descendant d’un compagnon du Prophète, Abú Ayyúb. Il est surtout connu par ses Munáját (supplications) et ses Rubá-iyyát (quatrains). Ansar signifie Aides ou compagnons de Muhammad à Médine] - que Dieu, le Très-haut, sanctifie son âme bien-aimée - a fait une subtile mise au point, et développé une éloquente paraphrase sur la signification du verset : « Dirige-nous dans le chemin droit » [voir : Coran 1 : 6], ce qui signifie : « Montre-nous le droit chemin, c’est-à-dire, honore-nous de l'amour de ton Essence afin de nous libérer de toute préoccupation de nous-mêmes ou de tout ce qui n'est pas toi, devenant ainsi entièrement tien, ne connaissant que toi et ne pensant à rien d'autre qu'à toi. »

(1.37)
Ils [nota : les habitants de l’éternelle cité (NDT)] dépassent même ce rang, car il est dit :
« L’amour est un voile entre l’amant et l’aimé ;
Mais d’en dire plus je ne suis pas autorisé. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.38)
C’est l’heure où se lève le matin du savoir, et s’éteignent les lampes du voyage et de l’errance [nota : ceci évoque la recherche mystique de la vérité sous la conduite des « Lumières » ou maîtres soufis. Ici, Bahá’u’lláh avertit les mystiques de ce que la venue de la Manifestation divine en son Jour, rend la recherche superflue. C’est ce que ‘Alí exprime par ces mots : « Éteins la lampe quand le soleil se lève ». Le soleil symbolise ici la Manifestation de Dieu au Jour nouveau].

(1.39)
« À Moïse qui fut force et lumière
Ceci resta voilé ;
Toi donc qui n’as point d’ailes
N’essaie pas de voler. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.40)
Si tu es un homme de communion et de prière, élève-toi sur les ailes que procurent en soutien les âmes saintes afin d’apercevoir les mystères de l’Ami et d’atteindre les lumières du Bien-aimé. « En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à lui ». [voir : Coran 2 : 156 « Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui »]

(1.41)
Parvenu au terme de la vallée de la connaissance, dernier niveau de limitation, le voyageur entre dans la vallée de l’unité.


4) La vallée de l’unité

(1.42)
Il y boit à la coupe de l’Absolu et contemple les manifestations de l’Unicité. Dans cet état, il déchire les voiles de la pluralité et, fuyant les mondes charnels, s’envole vers les cieux de l’unité. Il entend par l’ouïe de Dieu et voit par l’oeil de celui-ci les mystères de la création divine. Il pénètre dans le sanctuaire de l’Ami et partage l’intimité de la tente du Bien-Aimé. Il sort la main de vérité de la manche de l'Absolu et révèle les secrets du pouvoir. Il ne s’attribue aucun nom, aucun titre, aucun rang, trouvant dans la louange de Dieu son propre éloge et le nom de Dieu dans son propre nom. Pour lui « tous les chants sont chants du Roi » [nota : Farídu’d-Dín par‘Aṭṭár un grand poète soufi persan] et toute mélodie vient de lui. Il s’assied sur le trône de : « Dis : Tout vient de Dieu » [voir : Coran 4 : 78], et se repose sur le tapis de : « Il n’y a de puissance qu’en Dieu ! » [voir : Coran 18 : 39]. Il considère toute chose de l’oeil de l’unité. Il voit les rayons de splendeur du soleil divin briller, du Levant de l’essence, sur tout ce qui existe, et les lumières de l’unité se refléter dans toute la création.

(1.43)
Ton Eminence n’ignore pas que dans les royaumes de l’existence, tout ce qui différencie les mondes traversés par le voyageur procède de sa propre vision. Nous allons en donner un exemple pour que la chose soit parfaitement claire. Considère le soleil : il brille d'un même éclat sur tout ce qui existe et, par ordre du Roi de la manifestation, il dispense sa lumière à toute la création. Pourtant, où qu’il luise, il se manifeste et accorde ses bienfaits selon les potentialités du lieu. Ainsi, dans un miroir, il reflète la forme de son disque, et cela est dû à la sensibilité du miroir. D’un cristal, il fait apparaître du feu, et ailleurs il ne fait voir rien d’autre que l’effet de son éclat et non son disque parfait. Cependant, comme tu peux le constater, par cet effet, il contribue, sur l’ordre du Créateur, au développement de chaque chose selon les aptitudes de celle-ci.

(1.44)
De même, les différentes couleurs deviennent visibles en chaque objet selon sa nature : à travers un globe jaune, les rayons éclairent en jaune ; si le globe est blanc ou rouge, les rayons seront perçus blancs ou rouges. Ces différences ne tiennent donc pas à la lumière elle-même mais à l’objet qu’elle frappe. Un lieu complètement muré, ou couvert d’un toit, sera privé de lumière et le soleil n’y pourra luire.

(1.45)
Ainsi certaines âmes faibles ont enfermé les champs de la connaissance dans les murs de l’égoïsme, de la passion, et les ont assombris par les nuages de l’ignorance et de l’aveuglement. Ces âmes se sont égarées loin des joyaux de sagesse offerts par la foi lumineuse du Seigneur des messagers, aussi se sont-elles privées des rayons du soleil spirituel et des mystères de l’éternel Bien-Aimé et se sont-elles exclues du sanctuaire de la Beauté parfaite, s’interdisant l’accès au Temple de gloire. Telle est la condition des gens de notre époque !

(1.46)
Que s’élance un Rossignol [nota : référence par Bahá’u’lláh à sa propre manifestation] depuis l’argile du moi jusqu'à la roseraie du coeur, qu’il chante d’une voix douce et mélodieuse, en arabe ou en persan, les divins mystères dont un seul mot ranime les morts et souffle l’Esprit saint sur les cendres de cette existence, et tu verras des milliers de griffes jalouses, des milliers de becs haineux, le traquer de toutes leurs forces pour le mettre à mort.

(1.47)
Certes, les parfums agréables déplaisent au bousier et l’homme affligé d’un rhume ne respire pas les arômes suaves. Ainsi fut-il écrit pour instruire l’ignorant :
« Guéris ton cerveau de tout rhume
Et respire le souffle de Dieu. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.48)
La question des différences dans les objets est maintenant élucidée. Mais tant que le voyageur fixe son regard sur le lieu d’apparition - tant qu’il s’arrête aux globes colorés -, il ne perçoit que le jaune, le blanc ou le rouge. C’est l’origine des conflits entre les hommes et la cause de l’assombrissement du monde sous l’obscure poussière des esprits bornés. Certains contemplent les rayons de la lumière tandis que d’autres, buvant au vin de l’unité, ne voient que le soleil.

(1.49)
Ainsi, parce qu’elles concernent trois différents plans, la compréhension et les explications des voyageurs varient et c’est de là que viennent constamment les conflits. Certains se situent au plan de l’unité et le décrivent, d’autres vivent dans le monde des limitations, d’autres encore en sont toujours au stade du moi, et il en est de complètement aveugles. Ainsi sont les ignorants aujourd’hui : privés du rayonnement de la Beauté divine, ils avancent certaines prétentions et, en chaque âge, en chaque cycle, ils infligent au peuple de la mer d’unité ce qu’eux-mêmes mériteraient. « Si Dieu punissait les hommes de leurs actions perverses, il ne laisserait sur terre rien de vivant ! Mais il remet cela au jour fixé... » [voir : Coran 16 : 61. « Si Dieu s’en prenait aux hommes, à cause de leur injustice, il ne laisserait, sur la terre, aucun être vivant. Il les prolonge jusqu’à un terme fixé »]

(1.50)
Ô mon frère, un coeur pur est comme un miroir ; polis-le à l’aide du brunissoir de l’amour et du détachement de tout ce qui n’est pas Dieu, afin que s’y reflète le vrai soleil et que s’y lève l’aube du matin éternel. Alors tu comprendras clairement le sens de « Ni ma terre ni mon ciel ne peuvent me contenir, mais le coeur de mon fidèle serviteur me contient » [nota : Hadíth, c’est-à-dire une action ou une parole attribuée par la tradition au Prophète Muhammad ou à l’un des saints Imáms]. Et cueillant ta vie de tes mains tu la déposeras avec ferveur aux pieds du nouveau Bien-aimé.

(1.51)
Chaque fois que la splendeur du Roi de l’unité se manifeste sur le trône du coeur et de l’âme, son éclat apparaît dans chaque membre. Alors s’éclaire le secret de la célèbre tradition : « Un croyant s'approche de moi par la prière jusqu'à ce que je lui réponde. Et quand je lui ai répondu, je deviens l'ouïe par laquelle il entend... » Car alors, le maître de la maison paraît chez lui et tous les piliers de la demeure en sont illuminés. L’action et les effets de la lumière proviennent du Dispensateur de lumière et c’est ainsi que par lui, tout se meut et que par sa volonté, tout s’élève. Voilà la source où boivent ceux qui sont proches, ainsi qu’il est dit : « Voici l’eau qui est bue par ceux qui sont proches de Dieu. » [voir : Coran, 83 : 28]

(1.52)
Loin de moi l'idée de donner à ces paroles une idée d’anthropomorphisme et de voir en elles la descente des mondes de Dieu au rang des créatures. Ton Eminence ne doit en aucun cas se laisser aller à de telles spéculations. Car Dieu, en son Essence, est au-delà de la montée et de la descente, de l’entrée et de la sortie. De toute éternité, il est affranchi des attributs humains et le sera à jamais. Nul ne l’a jamais connu ; nulle âme n’a trouvé la voie vers son être. Les érudits mystiques se sont tous égarés dans la vallée de sa connaissance et tous les saints se sont fourvoyés en cherchant à saisir son Essence. Au-delà de l’entendement du sage, il est sanctifié ; au-delà de la science du savant, il est exalté. Close est la voie, sacrilège la recherche. Ses signes sont sa preuve, son existence est son témoignage [nota : sermon de ‘Alí].

(1.53)
C’est pourquoi les amants du visage du Bien-Aimé ont affirmé : « Ô toi dont l'Essence seule montre la voie vers son Essence, toi qui es sanctifié au-delà de toute ressemblance avec tes créatures » [voir : Coran, 18 : 39]. Comment le néant absolu pourrait-il chevaucher dans la prairie de la préexistence ? Comment une ombre fugace pourrait-elle parvenir au Soleil éternel ? L’Ami [nota : le Prophète Muhammad] n’a-t-il pas dit : « Si ce n’était pour toi, nous ne t’aurions pas connu », et le Bien-aimé n’a-t-il pas ajouté : « ni n’aurions-nous atteint ta présence ».

(1.54)
En réalité la mention de ces degrés du savoir se rapporte à la connaissance des manifestations de ce Soleil de vérité qui projette sa lumière sur les miroirs. La splendeur de cette lumière brille dans les coeurs, mais les voiles des sens et des conditions terrestres la cachent, ainsi en est-il d’une chandelle dans une lanterne de métal. Pour que la lumière luise, il faut ôter la lanterne.

(1.55)
De même, si tu arraches les voiles trompeurs de ton coeur, les lumières de l’unité s’y manifesteront.

(1.56)
S’il est vrai qu'il n'existe ni entrée ni sortie pour ces manifestations, ce l’est plus encore pour cette Essence de l’être, ce mystère désiré de tous. Ô mon frère, traverse ces régions dans un esprit de recherche et non de conformisme aveugle. Le voyageur sincère ne se laisse pas arrêter par le gourdin des mots, ni ne se laisse écarter par les mises en garde des insinuations.

(1.57)
« Un rideau peut-il séparer l’amant de l’aimée ?
Même le mur d’Alexandre ne peut les séparer. »

[nota : verset de Háfiz, Shamsu’d-Dín Muhammad de Chiraz, décédé vers 1389 A.D. l’un des plus grands poètes persans]

(1.58)
Nombreux sont les mystères, innombrables les profanes. Des volumes entiers ne suffiraient pas à saisir le secret du Bien-aimé et ces pages n’épuiseront pas le sujet, ne serait-il qu’un mot ou qu’un signe. « Le savoir n'est qu'un simple point ; les ignorants l'ont multiplié ». [voir : Coran 18 : 39]

(1.59)
C’est de la même manière qu’il faut considérer les différences entre les mondes. Les mondes divins sont une infinité, mais on en parle parfois comme s’ils étaient quatre : le monde du temps (zamán) qui a un commencement et une fin ; le monde de la durée (dahr) qui a un commencement mais dont la fin n’est pas révélée ; le monde de la perpétuité (sarmad) dont le commencement n’est pas connu mais dont on sait qu’il a une fin et le monde de l’éternité (azal) dont on ne voit ni le commencement ni la fin. Reprendre dans le détail les différents commentaires sur ces questions serait lassant. Ainsi, certains disent que le monde de la perpétuité n’a ni début ni fin et donnent le nom d'invisible, d'inconcevable Empyrée au monde de l'éternité. D’autres encore les nomment : la Cour céleste (Láhút), l'Empyrée céleste (Jabarút), le Royaume des anges (Malakút) et le monde mortel (Násút).

(1.60)
Les chemins de l’amour sont aussi au nombre de quatre : des créatures au Véritable, du Véritable aux créatures, des créatures aux créatures et du Véritable au Véritable.

(1.61)
Répugnant à de longues citations des dires anciens, je ne mentionnerai pas les nombreux propos des mystiques et des savants d’autrefois, car citer les paroles des autres prouve un savoir acquis et non le don divin. Le peu que j’en ai dit ici ne l’a été que pour sacrifier aux usages et pour suivre les coutumes des amis. D’ailleurs, de telles matières dépassent le cadre de cette épître. Ce n’est pas par orgueil que je suis peu disposé à répéter leurs dires, mais par sagesse et pour prouver ma bonté.

(1.62)
« Si Khidr a fait sombrer le vaisseau,
C’est qu’en ce mal il y avait mille bontés. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.63)
Par ailleurs, ce serviteur se considère démuni et comme un pur néant en présence d’un aimé de Dieu, et combien moins encore en présence d’un de ses saints. Glorifié soit mon Seigneur, le Très-Haut ! En outre, mon but n’est pas de commenter les opinions contradictoires des mystiques mais d’expliquer les étapes du parcours du voyageur.

(1.64)
Bien que l’on ait donné un exemple du commencement et de la fin du monde contingent, j’en ajouterai un second pour bien mettre en lumière toute sa signification. Que ton Eminence songe à elle-même : pour ton fils, tu es le premier, mais pour ton père, tu es le dernier. Extérieurement, tu as l’apparence de la puissance dans les royaumes de la création divine, mais intérieurement, tu révèles les mystères cachés du dépôt divin qui est en toi. Ainsi, ces quatre états : commencement, fin, extériorité et intériorité sont des notions qui, dans l’acception que nous leur donnons, s’appliquent à toi, afin que tu puisses saisir les quatre états divins et que le rossignol de ton coeur, sur les branches des rosiers de l’existence, chante depuis les mondes visible et invisible : « Il est le Premier et le Dernier, celui qui est apparent et celui qui est caché » [voir : Coran 57 : 3].

(1.65)
Le caractère relatif de ces explications est dû aux limitations humaines. Mais, ayant franchi d’un pas la frontière de ce monde relatif et limité, et planté leur tente dans les mondes de l’autorité et du commandement, ceux qui habitent dans le lieu de délices de l’Absolu ont, d’une simple étincelle, réduit en cendres ces contingences. D’une goutte de rosée, ils ont effacé tous ces mots. Ils nagent dans la mer de l’esprit et volent dans l’atmosphère sainte de la lumière. Dans un tel monde, quelle valeur peuvent bien avoir les mots, que ce soit premier ou dernier ou d’autres lus et prononcés ? Ici, le premier est le dernier et le dernier n’est autre que le premier.

(1.66)
« Allume dans ton âme le feu de l'amour
Et brûle toute pensée et toute adoration. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.67)
Ô mon ami, regarde-toi : si tu n’étais devenu père en engendrant un fils, tu n’aurais même pas compris ces propos. Oublie donc toutes ces choses pour être instruit à l’école de l’unité par le Maître d’amour, pour retourner à Dieu, échanger ce paysage intérieur irréel [nota : ceci a trait à la notion soufie du plan intérieur, lequel comparé à la vérité révélée n’est qu’irréalité] contre ta véritable condition et résider à l’ombre de l’Arbre de la connaissance.

(1.68)
Ô toi qui m’es cher, appauvris-toi afin d’accéder à la cour suprême des richesses, oublie-toi afin de boire à la rivière de gloire et de goûter à la parfaite compréhension des poèmes que tu as demandée.

(1.69)
Il est maintenant clair que ces états dépendent de la vision du voyageur. Dans chaque ville, il verra un monde, dans chaque vallée, il trouvera une source, dans chaque prairie, il entendra un chant. Pourtant, le faucon qui plane dans le ciel mystique a dans son coeur bien d’autres merveilleux chants spirituels et l’oiseau de Perse garde en son âme plus d’une douce mélodie arabe, mais elles sont et resteront cachées.

(1.70)
« Si je parlais, plus d’une raison serait ébranlée.
Si j’écrivais, plus d’une plume se briserait. »

[nota : allusion à Bahá’u’lláh lui-même qui n’avait pas encore dévoilé sa mission]

(1.71)
Paix sur celui qui accomplit ce suprême voyage en suivant le Véritable, éclairé par les lumières directrices.

(1.72)
Après la traversée des hautes sphères de ce parcours céleste, le voyageur pénètre dans la vallée du contentement.


5) La vallée du contentement

(1.73)
Là, il ressent les brises du contentement divin soufflant des hauteurs de l’esprit et brûlant les voiles du besoin. De son oeil intérieur et extérieur, il perçoit dans le visible et l’invisible de toutes choses le jour où : « Dieu enrichira chacun de son abondance » [voir : Coran, 4 : 130. « Dieu les enrichira tous deux de son abondance »]. Du chagrin, il passe à la béatitude, de l’angoisse à la joie. Sa peine, son affliction cèdent au délice et au ravissement.

(1.74)
En apparence assis dans la poussière, les voyageurs de cette vallée trônent en réalité sur les hauteurs de l’esprit, nourris de ses faveurs infinies et abreuvés de ses vins délicats.

(1.75)
La langue ne réussit pas à décrire ces trois dernières vallées et le discours tourne court. La plume ne s’avance pas dans ces régions et l’encre n’y laisse que taches. Le rossignol du coeur y a d’autres chants et d’autres secrets qui remuent le coeur et font se récrier l’âme, mais ce mystère du sens intime ne peut qu’être murmuré de coeur à coeur et confié d’âme à âme.

(1.76)
« Seulement de coeur à coeur se communique la vraie condition du mystique.
Nul messager ne sait la dire, nulle épître la partager [voir : Coran, 83 : 28]
Je me suis résigné au silence sur bien des sujets,
Mes paroles ne les pourraient estimer et ma langue serait prise de court. »
[nota : poème arabe]

(1.77)
Ô mon ami, à moins d’entrer dans les jardins de ces mystères, tu ne goûteras jamais au vin immortel de cette vallée. Y goûterais-tu que tu détournerais les yeux de tout le reste et boirais de ce vin de la richesse intérieure, que tu te détacherais de tout pour te lier à lui, offrirais ta vie sur son chemin et sacrifierais ton âme. Mais dans cette condition, il n’est rien d’autre à oublier : « Dieu était, et rien n’était avec lui » [voir : Coran 18 : 39]. En effet, arrivé à cette étape le voyageur voit en toutes choses la beauté de l’Ami et jusque dans le feu, il voit le visage de l’Aimé. Dans l’illusion, il perçoit le secret du réel et dans les attributs, il découvre le mystère de l’essence. D’un souffle, il a consumé les voiles et d’un clin d’oeil dissipé les brumes. Sa vue pénétrante contemple la création nouvelle et son coeur lucide en saisit les vérités subtiles. Comme l’atteste assez cette parole : « Nous avons rendu ta vue perçante aujourd’hui » [voir : Coran 50 :22. « Nous avons ôté ton voile ; ta vue est perçante aujourd’hui. »].

(1.78)
Une fois franchies les sphères du pur contentement, le voyageur accède à la vallée de l’émerveillement.


6) La vallée de l’émerveillement

(1.79)
Il se trouve ballotté dans des océans de grandeur et chaque instant l’émerveille un peu plus. Parfois il voit que la richesse est la pauvreté même et l’essence du contentement lui semble pure impuissance. De plus, il est frappé de mutisme devant la beauté du Très-Glorieux et sa propre vie lui pèse. Nombreux sont les arbres mystiques déracinés par ce tourbillon d’émerveillement, nombreuses les âmes qui en sortent essoufflées ! Car si celui qui demeure dans cette vallée apprécie et chérit de telles merveilles, le voyageur s’y trouve en pleine confusion. À chaque instant, il découvre un monde merveilleux, une nouvelle création, et d’étonnement en étonnement, il est éperdu de respect devant l'oeuvre du Seigneur de l’unité.

(1.80)
Ô mon frère, méditons sur chaque chose créée et nous y découvrirons des myriades de sagesses parfaites et y apprendrons des myriades de vérités nouvelles et merveilleuses. Le rêve est l’un de ces phénomènes de la création. Vois combien de secrets il détient, combien de sagesses il renferme, combien de mondes il recèle. Observe : tu dors dans une maison bien close et soudain te voilà transporté dans une ville éloignée dans laquelle tu entres sans mouvoir les pieds ni fatiguer le corps. Sans les yeux, tu vois ; sans les oreilles, tu entends ; sans la langue, tu parles. Et il arrive parfois qu’après dix ans passés, tu découvres dans le monde du temps (zaman) ce que tu avais rêvé cette nuit-là.

(1.81)
Le rêve contient de nombreuses sagesses à méditer, dont seuls les gens de cette vallée peuvent saisir le sens. D’abord, quel est ce monde dans lequel, sans yeux, sans oreilles, sans mains et sans langue, on en fait néanmoins usage ? Ensuite, comment se fait-il que tu constates aujourd’hui dans le monde extérieur, l’effet d’un rêve que tu fis dix ans plus tôt dans le monde du sommeil ? Médite sur les différences entre ces deux mondes et sur les mystères qu’ils recèlent afin qu’obtenant confirmations divines et révélations célestes, tu puisses pénétrer dans les contrées de sainteté.

(1.82)
Dieu, l’Exalté, a placé ces signes dans l’homme afin que les chercheurs ne puissent nier les mystères de la vie future ni mésestimer ce qui leur fut promis. Car il en est qui, ne se fiant qu’à la raison, nie ce qu’elle ne comprend pas. Des esprits faibles ne sauraient saisir ce dont nous venons de parler, qui n’est accessible qu’à la divine et suprême Intelligence :

(1.83)
« Comment la faible raison peut-elle embrasser le Coran
Ou l’araignée piéger le Phoenix dans sa toile. »
[nota : proverbe arabe]

(1.84)
On découvre tous ces états dans la vallée de l’émerveillement et sans se lasser, le voyageur en recherche toujours plus. En exposant les divers degrés de la contemplation et en exprimant l'émerveillement, le Seigneur du début et de la fin [nota : un titre de ‘Alí, le successeur de Muhammad] dit : « Ô Seigneur, augmente mon étonnement à ton égard ! »

(1.85)
Songe également combien la création de l’homme est parfaite et comme tous ces degrés et ces états sont latents et cachés en lui.

(1.86)
« Te prends-tu pour un corps chétif,
Alors qu’en toi l’univers se niche. »
[nota : ‘Alí]

(1.87)
Il nous faut donc travailler à détruire notre condition animale jusqu’à ce qu’apparaisse en nous le sens de l’humain.

(1.88)
Ainsi Luqmán qui avait bu à la source de sagesse et goûté aux eaux de miséricorde, voulant faire comprendre à son fils Nathan la résurrection et la mort, choisit le rêve comme preuve et comme exemple. Nous en parlons ici afin que, grâce à ce serviteur mortel, un souvenir persiste de ce jeune élève de l’école de l’unité divine, de cet ancien versé dans l’art de la compréhension et du détachement. Il dit : « Ô fils, si tu peux ne pas dormir, tu peux ne pas mourir. Et si tu es capable de ne pas t'éveiller après ton sommeil, alors tu pourras échapper à la résurrection. »

(1.89)
Ô mon ami, le coeur est le siège de mystères éternels, n’en fais pas le lieu d’imaginations fugitives. Ne gâche pas le trésor de ta précieuse vie en participant à ce monde fugace. Tu viens du monde de sainteté, n’attache pas ton coeur à la terre. Tu es un familier de la cour de proximité, ne choisis pas la poussière pour demeure.

(1.90)
Sans limites est la description de ces étapes, mais les torts qu’ont fait subir à ce Serviteur les peuples de la terre m’ont ôté l’envie d’en dire plus :
« L'histoire reste incomplète ; je n'ai pas le coeur à l'achever.
Aussi, je t'en prie, pardonne-moi. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.91)
La plume gémit, l’encre s’épanche en pleurs et la rivière du coeur [nota : littéralement Jayhún, une rivière du Turkistán connue aujourd’hui sous le nom de Amou Daria (l’Oxus dans l’Antiquité. Voir Sohrab et Rustán de Firdousi)] roule des vagues de sang. « Rien ne nous atteindra, en dehors de ce que Dieu a écrit pour nous » [voir : Coran 9 : 51]. Paix à celui qui a suivi le droit sentier !

(1.92)
Après avoir escaladé les hauteurs de l’émerveillement, le voyageur entre dans la vallée de la vraie pauvreté et de l’anéantissement absolu.


7) La vallée de la vraie pauvreté et de l’anéantissement absolu

(1.93)
Cette étape est celle où l’on meurt à soi-même pour vivre en Dieu, où l’on s’appauvrit en soi pour s’enrichir du Désiré. C’est-à-dire qu’on devient pauvre en choses terrestres et riche de ce qui est dans le monde de Dieu. Car lorsque l’ami fidèle et dévoué atteint la présence du Bien-Aimé, la beauté étincelante de l’Aimé et le feu du coeur de l’amant embrasent tous les voiles et les enveloppent. Oui, tout ce qu’il possède, coeur et âme, doit s’enflammer afin qu’il ne reste que l’Ami.

(1.94)
« Quand les attributs de l'Ancien des jours se manifestèrent,
Moïse brûla tout attribut terrestre. »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.95)
Celui qui arrive à cette condition est purifié de tout ce qui appartient aux créatures. Par conséquent, qu’importe de ne trouver chez ceux qui ont atteint l’océan de sa présence, ni richesses ni pensées personnelles qui sont choses contingentes d’un monde périssable. Car ce qui appartient aux créatures possède d’inhérentes limites alors que ce qui appartient au seul vrai Dieu en est sanctifié. Méditons longuement cette affirmation afin que le sens en soit clair. « En vérité, les hommes purs boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre » [voir : Coran 76 : 5]. Pour comprendre le sens de ce verset, il suffirait de comprendre le sens du mot « camphre ». C’est de cette condition de pauvreté qu’il est dit : « La pauvreté est ma gloire » [nota : Muhammad]. La pauvreté, intérieure ou extérieure, peut avoir de nombreux sens que je ne juge pas à propos de dévoiler ici, me réservant pour une autre occasion qui dépendra du désir de Dieu et de ce que décidera le destin.

(1.96)
Dans cette sphère, la multitude des choses [nota : Kullu Shay] disparaît chez le voyageur, et à l’horizon d’éternité, s’élève de la nuit la Face divine. Ainsi s’éclaire le sens de : « Tout sur terre passera, sauf la face de ton Seigneur » [voir : Coran 55 : 26-27. « Tout ce qui se trouve sur la terre disparaîtra. La face de ton Seigneur subsiste... »].

(1.97)
Ô mon ami, que ton coeur et ton âme entendent les chants de l’esprit. Protège-les à l’égal de la prunelle de tes yeux car les sagesses divines, comme les pluies printanières, n’arroseront pas toujours la terre du coeur des hommes. Certes, la bonté du Miséricordieux ne tarit jamais, mais en chaque cycle, selon une mesure fixée, une part est assignée, un don est réservé. « La source de toutes choses est dans nos mains, nous les dispenserons avec une sage économie. » [voir : Coran 15 : 21. « Il n’y a rien dont les trésors ne soient auprès de nous ; nous ne les faisons descendre que d’après une mesure déterminée. »] Les nuées miséricordieuses du Bien-Aimé n’arrosent que les jardins de l’esprit et ce n’est qu’au printemps qu’elles dispensent leurs bienfaits. Les autres saisons ne connaissent pas cette faveur suprême et les terres stériles n’en profitent jamais.

(1.98)
Ô mon frère, les mers ne contiennent pas toutes des perles, les branches ne fleurissent pas toutes et les rossignols ne chantent pas sur chacune d'elles. Aussi, avant que le Rossignol du paradis mystique ne regagne le jardin de Dieu, avant que les rayons de l’Aurore spirituelle ne retournent au Soleil de vérité, efforce-toi, dans le tas de poussières qu’est le monde mortel, de capter les effluves du jardin éternel pour vivre à jamais à l’ombre des peuples de cette cité. Et lorsque tu auras atteint cette très haute condition, tu contempleras l’Aimé et tu en oublieras tout le reste.

(1.99)
« Le Bien-aimé rayonne partout sans voiles
Sur les portails et sur les murs, ô hommes de vision ! »
[nota : proverbe arabe]

(1.100)
Ainsi auras-tu sacrifié la goutte de ta vie pour atteindre l'océan de celui qui donne la vie. C’est le but que tu t'es choisi et si Dieu le veut, tu l’atteindras.

(1.101)
Dans cette cité, les voiles de lumière eux-mêmes sont déchirés et anéantis. « Pour sa beauté, il n'y a d'autre voile que la lumière, et sa Face n'est couverte que de sa révélation » [voir : Coran 18 : 39]. Les insouciants, c'est étrange, sont toujours à la recherche de possessions matérielles alors que le Bien-aimé est aussi visible que le soleil. Mais c’est l’intensité même de sa révélation qui le voile, la puissance de son éclat qui le cache.

(1.102)
« Sa lumière a brillé, tout comme celle du soleil
mais hélas, il est descendu dans la cité des aveugles ! »
[nota : Farídu’d-Dín ‘Attár]

(1.103)
Dans cette vallée, le voyageur délaisse la condition de « l’unité de l’Etre et l’unité de la Manifestation » pour parvenir à une unité qui se situe au-delà de ces deux états [nota : « l’unité de l’Etre » est une doctrine panthéiste soufie attribuée à Ibn-‘Arabí basée sur le canon « Dieu seul existe. Il est en toutes choses et toutes choses sont en lui », tandis que « l’unité de la Manifestation » est une doctrine opposée à la précédente défendue par Sirhindí]. Ni la parole, ni l’argument, mais l’extase seule peut faire comprendre ce sujet. Celui qui est arrivé jusqu’à cette étape du voyage et qui a respiré l’air de ce jardin sait ce dont nous parlons.

(1.104)
Que dans ces pérégrinations, le voyageur ne s’écarte pas, fut-ce de l’épaisseur d’un cheveu, de la « Loi » qui est le secret même du « Cheminement », le fruit de l’arbre de « Vérité ». Il doit au cours de ces étapes, s’accrocher au vêtement de l'obéissance aux commandements, tenir fermement la corde de l’abstention des choses défendues s’il veut se nourrir à la coupe de la Loi et connaître les mystères de la Vérité [nota : références aux trois étapes de la vie soufie : 1. Sharí‘át ou lois religieuses ; 2. Ṭaríqat ou la voie parcourue par le voyageur mystique à la recherche du Véritable - cette étape comprend l’anachorétisme ; 3. Haqíqat ou Vérité qui, pour le soufi, est le but du voyage à travers les trois stages. Ici, Bahá’u’lláh enseigne que l’obéissance aux lois religieuses est essentielle, contrairement à la croyance de certains soufis qui pensent être au-dessus de toute loi dans leur recherche de la vérité].

(1.105)
Si certains des propos de ce Serviteur n’étaient pas compris ou déconcertaient, il faudrait reposer les questions afin que nul doute ne subsiste et que le sens en soit aussi clair que la face du Bien-Aimé brillant dans « l’état de Gloire » [nota : Maqám-i-Mahmúd ; Coran 17 : 79].

(1.106)
Ces voyages n'ont pas de fin visible dans le monde du temps (zaman), mais le voyageur détaché - s’il reçoit la confirmation invisible et l’aide du Gardien de la Cause - peut parcourir les sept étapes en sept pas, plutôt en sept souffles, voire en un seul si tel est le désir et la volonté de Dieu. Et cela en raison de « Dieu répand sa grâce sur tels de ses serviteurs, ainsi qu'il lui plaît » [voir : Coran 2 : 84, selon Blachère : « ce qu’Allah a fait descendre de faveur sur ceux qu’Il veut ». 2 : 90, selon Masson : « Dieu a gratifié de la Révélation ceux de ses serviteurs qu’il a choisis »].

(1.107)
Ceux qui s’envolent au ciel d’unité pour atteindre l'océan de l’absolu considèrent cette cité, vivre éternellement en Dieu, comme l’extrême limite pour les chercheurs mystiques et l’ultime patrie pour les amants. Mais pour cet être évanescent issu de l’océan mystique, c’est la première porte de la citadelle du coeur, la première entrée de cette cité pour l’homme. Pour le coeur, quatre degrés sont prévus qui seraient exposés ici s’il se présentait une âme-soeur.

(1.108)
« Lorsqu'elle voulut dépeindre cet état,
La plume se brisa et la page fut déchirée. »
[nota : proverbe arabe]

(1.109)
Salám ! [nota : la paix soit avec toi ! Cette locution est utilisée pour conclure un traité] Ô mon ami, de nombreux chiens poursuivent cette gazelle du désert de l’unité, et beaucoup de serres déchirent cette grive des jardins éternels. Embusqués, des corbeaux impitoyables guettent cet oiseau des paradis de Dieu et le chasseur jaloux traque cette biche des prairies de l’amour.

(1.110)
Ô Shaykh, cette flamme qui ne désire que brûler dans la lampe du Seigneur et resplendir dans le globe de l’esprit, efforce-toi de la protéger contre les vents contraires. Car la tête qui se lève pour l’amour de Dieu sera sûrement tranchée, la vie allumée au feu du désir, à coup sûr sacrifiée, et le coeur qui se souvient de l’Aimé, gonflé de sang.

(1.111)
Comme il est justement dit :
« Vis détaché de l'amour car sa paix n’est qu’angoisse
Il commence par la souffrance et finit dans la mort. »

[nota : ceci a trait à la notion soufie du plan intérieur, lequel comparé à la vérité révélée n’est qu’irréalité]

(1.112)
Paix à celui qui suit le droit Sentier !


Symbole du passereau

(1.113)
J'ai réfléchi à tes considérations sur l'interprétation à donner aux noms de cette espèce commune d'oiseau, Gunjishk (passereau) en persan [nota : les cinq lettres que comporte ce mot en persan sont : G, N, J, SH, K, soit Gáf, Nún, Jím, Shín, Káf]. Il semble que tu aies pénétré les mystères des significations cachées. Mais à chaque degré, toute lettre possède une signification propre à ce degré. En vérité, le voyageur découvre un secret dans chaque nom et un mystère dans chaque lettre. D'un certain point de vue, ces lettres évoquent l'idée du sacré.

(1.114)
Káf ou Gáf (K ou G) se rapporte à Kuffi (libre), c'est-à-dire : « Libère-toi de ce que désire ta passion et avance vers ton Seigneur. »

(1.115)
Nún se réfère à Nazzih (purifier), c’est-à-dire : « Purifie-toi de tout sauf de lui, afin de renoncer à ta vie pour son amour. »

(1.116)
Jím est Jánib (retire-toi) qui veut dire : « Retire-toi du seuil du seul Vrai si tu possèdes encore des attributs terrestres. »

(1.117)
Shín est Ushkur (merci) ; « Remercie ton Seigneur tant que tu es sur sa terre, pour qu'il te rende ce remerciement dans son ciel ; encore que, dans le monde de l'unité, son ciel soit le même que sa terre. »

(1.118)
Káf se réfère à Kuffi, c’est-à-dire : « Libère-toi des entraves des limitations afin de parvenir à la connaissance de ce que tu ignores des états de sainteté. » [nota : cette citation, de même que les précédentes, est tirée des enseignements de l’islam]

(1.119)
Si tu écoutais les mélodies de cet Oiseau mortel [nota : ceci est une référence dans le style traditionnel persan à Bahá’u’lláh lui-même], tu chercherais le calice de vie éternelle et tu oublierais les coupes périssables.

(1.120)
Paix soit sur ceux qui foulent le droit Sentier !


2. Les quatre vallées

[nota : Cette épître a été intitulée « Les quatre vallées », sans doute par analogie avec la précédente, car le mot « vallée » n’apparaît pas dans le texte. L’épître évoque quatre sortes de personnes qui suivent chacune une voie mystique différente. Les sous-titres ont été ajoutés par les traducteurs de la version anglaise. Nous les avons supprimés pour rester conformes au texte d’origine en persan (NDT)]

La recherche mystique

(2.1)
Il est le Fort, le Bien-aimé.

(2.2)
« Ô lumière de vérité, Hisám-i-Dín, le généreux,
Le monde n’a jamais donné le jour à un prince tel que toi ! »
[nota : Mathnaví de Rúmí]

(2.3)
Le lien d’amour fut brusquement rompu, et brisé le serment impérissable d’amitié. Pourquoi ? Dieu me pardonne ! Ma dévotion est-elle moins grande ou mon affection moins profonde pour qu’ainsi tu m’oublies et m’effaces de tes pensées ?

(2.4)
« Quelle fut ma faute qui fit cesser tes faveurs ?
Est-ce parce que nous sommes humble et toi de haut rang ? »

[nota : Sa’dí, Muslihu’d-Dín de Chiraz (ca 1184-1291), auteur célèbre du Gulistán et d’autres oeuvres poétiques]

(2.5)
Ou bien serait-ce qu’une seule flèche t’ait fait fuir le combat ? [nota : proverbe persan décrivant un homme renonçant facilement. En l’occurrence, une interprétation est que le Shaykh aurait pu considérer son rang de leader mystique comme compromis, parce que Bahá’u’lláh l’aurait informé de la nouvelle vérité] N’as-tu pas entendu dire que la persévérance est un devoir pour ceux qui suivent la voie mystique, le seul guide sûr vers sa sainte présence ? « Sur ceux qui disent : notre Seigneur est Dieu, et qui vont droit vers lui, descendront les anges. » [voir : Coran 41 :30. »Les Anges descendent sur ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu » et qui persévèrent dans la rectitude »].

(2.6)
Le Coran dit aussi : « Va droit au but ainsi qu’on te l’a ordonné. » [voir : Coran 11 : 112 « Sois droit comme tu en as reçu l’ordre » ; 42 : 15 « marche droit comme on te l’a ordonné »] C’est donc à ceux qui vivent en la présence de Dieu qu’il appartient de tenir cette conduite.

(2.7)
« Suivant l’ordre reçu j’apporte le message,
qui est, selon ton goût, soit conseil soit ennui. »
[nota : Sa’dí]

(2.8)
Mes lettres sont restées sans réponse, et les sages n’ont pas l’habitude de renouveler l’expression de leur estime, mais ce nouvel amour brise les us et coutumes de jadis.

(2.9)
« Ne nous conte pas l’histoire de Leyla et les malheurs de Majnoun,
Ton amour fait perdre au monde le souvenir des amours passées.
Dès que ton nom fut sur les lèvres, les amants s’en saisirent
Et ceux qui en parlent, comme ceux qui l’entendent, se mirent à danser. »
[nota : Sa’dí]

(2.10)
Et Roumi parle, divine sagesse et céleste conseil :
« À chaque lune, ô bien-aimé, je deviens fou pendant trois jours ;
C’est aujourd’hui le premier. C’est pourquoi tu me vois en joie. »


(2.11)
Nous apprenons que tu es allé à Tabriz et à Tiflis pour répandre la connaissance ou que tout autre grand projet a porté tes pas vers Sanandaj. [nota : Senna, capitale du Kurdistán persan]

(2.12)
Ô éminent ami, ceux qui progressent dans la recherche mystique sont de quatre sortes. Je les décrirai brièvement afin que les conditions et les qualités de chacun te soient bien connues. [nota : ce préambule des Quatre vallées est écrit dans le plus raffiné des styles épistolaires persans. Les règles de la correspondance classique en persan, requièrent des citations d’oeuvres littéraires et des témoignages d’amitié durable envers le destinataire. Celui-ci est réprimandé pour avoir négligé le scripteur]


1) La première vallée

(2.13)
Quand les voyageurs se donnent le Désiré (maqsúd) comme objet de leur recherche, ils sont dans la condition du soi, ce soi qui est « le Soi de Dieu présent en lui-même avec ses lois » [nota : Hadith].

(2.14)
Sur ce plan, le soi n’est pas rejeté mais aimé ; il est agréable et n’a pas à être évité. Bien qu’à son début ce niveau soit le royaume des conflits, à la fin on y atteint pourtant le trône de splendeur. Comme ils ont dit : « Ô Abraham de ce jour, ô ami, Abraham de l’Esprit ! Tue ces quatre oiseaux de proie afin qu’après la mort, l’énigme de la vie puisse être résolue ». [nota : dans le Mathnaví, Rúmí raconte l’histoire de quatre oiseaux de malheur qui, après leur mise à mort, se changent en oiseaux de bonté. L’Allégorie enseigne le combat contre ses propres défauts en vue de leur remplacement par des qualités]

(2.15)
C’est le niveau du soi qui plaît à Dieu. Souviens-toi de ce verset :
« Ô toi, âme apaisée ! retourne à ton Seigneur,
satisfaite et agréée. »
[voir : Coran 89 : 27-28]

(2.16)
Qui se termine par :
« Entre donc avec mes serviteurs
Entre dans mon Paradis. »
[nota : proverbe arabe]

(2.17)
Cet état a de nombreux signes, des preuves innombrables. Ainsi est-il écrit : « Nous leur montrerons bientôt nos Signes, dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils voient clairement que ceci est la Vérité » [voir : Coran 41 : 53] et qu’il n'est de Dieu que Lui.

(2.18)
On doit donc lire le livre de son propre moi, plutôt qu’un quelconque traité de rhétorique. Ainsi, il a dit : « Lis ton livre ! Il suffit aujourd’hui pour rendre compte de toi-même » [voir : Coran 17 : 14].

(2.19)
On raconte l’histoire du mystique qui partit en voyage avec un grammairien comme compagnon. Ils abordèrent au rivage de la mer de grandeur. Le mystique, sans hésiter, se jeta dans les vagues. Mais le grammairien restait perdu dans ses raisonnements qui étaient comme des mots écrits sur l’eau. Le mystique l’appela : « Pourquoi ne me suis-tu pas ? » Le grammairien répondit : « Ô frère, je n’ose avancer. Il me faut retourner ». Alors le mystique lui lança : « Oublie ce que tu as lu dans les ouvrages de Síbavayh et de Qawlavayh, de Ibn-i-Hájíb et de Ibn-i-Málik » [nota : auteurs célèbres de grammaire et de rhétorique], et franchis l’eau. »

(2.20)
« Il faut ici la mort du moi et non la rhétorique,
Deviens donc néant et tu marcheras sur les vagues. »
[nota : Mathnaví]

(2.21)
De même, il est écrit : « Ne ressemblez pas à ceux qui oublient Dieu ; Dieu fait qu’ils s’oublient eux-mêmes. Ceux-là sont les pervers » [voir : Coran 59 : 19].


2) La deuxième vallée

(2.22)
Lorsque le but du voyageur est la demeure du Glorifié (Mahmúd) [nota : un des titres de Muhammad], il s'agit de l’état de la raison première connue sous le nom de Prophète et de plus grand Pilier [nota : Maqám-i-Mahmúd (rang digne de louanges) est le rang des prophètes indépendants (dignes de constance)]. Ici, raison signifie l’esprit divin, universel, dont la souveraineté illumine toute chose créée, et ne peut donc concerner les faibles cerveaux car, comme l’a écrit le sage Saná’í :
« Comment la faible raison pourrait-elle comprendre le Coran
Ou l’araignée prendre au piège un phénix ?
Veux-tu que l’esprit ne te piège pas ?
Apprends-lui la science de l’amour de Dieu. »


(2.23)
À ce niveau, les épreuves et les échecs que rencontre le voyageur sont nombreux. Ici, il s’élève jusqu’au ciel ; là, il est jeté dans les profondeurs. Comme il a été dit : « Maintenant tu m’attires vers les sommets de gloire puis tu me jettes au fond du plus noir abysse ».

(2.24)
Le trésor caché à ce niveau est dévoilé dans ce verset tiré de la sourate de la cave [voir : Coran 18 : 17. Référence à l’état de foi complète. Les compagnons de la caverne sont identifiés aux premiers martyrs chrétiens] :
« Tu aurais vu le soleil à son lever s’écarter de leur caverne vers la droite et passer à leur gauche au moment de son coucher tandis qu’ils demeuraient dans un endroit spacieux de la caverne. Voilà un des Signes de Dieu ! Celui que Dieu dirige est bien dirigé, mais tu ne trouveras pas de maître pour guider celui que Dieu égare.»

(2.25)
Si un homme pouvait comprendre ce qui est caché dans ce seul verset, cela lui suffirait. C’est en louant des hommes pareils qu’il a dit : Des hommes que « nul négoce et nul troc ne... distraient du souvenir de Dieu... » [voir : Coran 24 : 37].

(2.26)
Ce niveau donne la vraie mesure du savoir et libère l’homme de ses épreuves. Dans ce royaume, la recherche de la connaissance n’a pas lieu d’être, car il est dit concernant la voie à suivre par les voyageurs de ce niveau « Craignez Dieu ! Dieu vous instruit » [voir : Coran 2 : 282]. Il est dit aussi : « la connaissance est une lumière que Dieu projette dans le coeur de celui qu’il veut » [nota : Hadíth].

(2.27)
L’homme devrait donc préparer son coeur à être digne de recevoir la grâce descendant du ciel afin que l’Échanson généreux puisse lui verser à boire, de l’aiguière miséricordieuse, le vin des bienfaits. « À l’oeuvre, travailleurs ! pour en gagner un pareil » [voir : Coran 37 : 58, traduction de Kasimirski, chez Flammarion].

(2.28)
Et maintenant je dis : « Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui » [voir : Coran 2 : 156].


3) La troisième vallée

(2.29)
Si les amants mystiques désirent s’abriter au coeur de la demeure de l’Aimant (Majdhúb), qu’ils sachent qu’aucune âme ne peut siéger sur ce trône royal si elle ne reflète pas la beauté de l’amour. Ce royaume ne peut se décrire par des mots. [nota : Majdhúb signifie « celui qui est attiré ». Selon la tradition mystique il désigne celui que Dieu a attiré par son amour sans qu’il ait eu à faire d’effort pour y parvenir. C’est manifestement une allusion à la Manifestation divine. C’est également un titre de Muhammad. Cette Manifestation attire également, c’est ce qui a conduit les traducteurs anglais à traduire « the attracting one ». Nous avons traduit par « aimant » qui a le double sens d’attraction et d’amour]

(2.30)
« L’Amour fuit ce monde-là et ce monde-ci
Il contient soixante-douze folies,
Le ménestrel d’amour, sur son luth, chante ce lai : Servitude asservit et royauté trahit. »
[nota : Mathnavi. Il faut comprendre : « La servitude asservit et trahit la royauté »]

(2.31)
Cet état exige une pure affection et l’eau claire de l’amitié. Il est écrit, en parlant de ces compagnons de la Caverne : « Ils ne devancent pas la Parole et ils agissent sur son ordre » [voir : Coran 21 : 27].

(2.32)
Ici, le règne de la raison ni l’autorité du soi ne sont suffisants. C’est pourquoi l’un des Prophètes de Dieu demanda : « Ô mon Seigneur, comment pouvons-nous t’atteindre ? » Et vint la réponse : « Abandonne ton ego puis viens vers Moi ».

(2.33)
Ils sont de ces gens qui considèrent que même l’endroit le plus misérable abrite le trône de gloire, et pour eux, la beauté de leur demeure ne diffère pas du champ de la bataille livrée pour la cause du Bien-aimé.

(2.34)
Les habitants de cette demeure ne parlent pas, mais enfourchent leur destrier. Ils ne voient que la réalité intérieure du Bien-aimé. Pour eux, paroles sensées sont stupides et paroles stupides sont pleines de sens. De leur corps ils ne distinguent plus un membre d’un autre, une partie d’une autre. Pour eux le mirage est la vraie rivière ; pour eux, partir c’est revenir.

(2.35)
Ainsi qu’il fut dit :
« L’image de ta beauté atteignit la retraite de l’ermite Ivre,
Il chercha la taverne où coule le vin.
L’amour de toi rasa la forteresse de la patience,
Et la douleur solidement verrouilla la porte de l’espoir. »
[nota : Sa’dí]

(2.36)
Assurément ici, l’apprentissage ne sert de rien :
« C’est la beauté de l’Aimé qui enseigne les amants,
Son visage est leur leçon et leur seul livre.
Leur devoir, apprendre l’émerveillement, l’amour désiré,
Sans s’attarder sur de doctes chapitres ou d’ennuyeux thèmes.
La chaîne qui les retient est sa chevelure musquée,
Et le schéma cyclique n’est pour eux qu’un pas vers Lui. »
[nota : Mathnaví]
[nota : « schéma cyclique » ou la théorie cyclique de Abu-‘Alí Síná (Avicenne, 930-1037) décrite ainsi dans son quatrain : Toute forme, toute apparence, qui aujourd’hui s’évanouit ; Dans le trésor du temps sans dommage est gardée ; Lorsqu’à sa place ancienne le monde reviendra ; Sortant de l’invisible, elle montrera sa face.]

(2.37)
Suit ici une supplique à Dieu, l’Exalté, le Glorifié :
« Ô Seigneur, toi dont la bonté accomplit les voeux !
Je me tiens devant toi, oubliant tout sauf toi.
Accorde au grain de savoir dans mon esprit
De s’élever au-dessus du désir et de la simple argile;
Permets que ton ancien don, cette goutte de sagesse,
Se fonde dans ton puissant océan. »
[nota : Mathnaví]

(2.38)
Ainsi dis-je : Il n’est de pouvoir ou de puissance qu’en Dieu, le Protecteur, l’Absolu. [voir : Coran 18 : 39]


4) La quatrième vallée

(2.39)
Pour les sages mystiques qui ont atteint la beauté de l’Aimé (Mahbúb) cet état est le point culminant de la conscience et le secret de la divine providence. Voici le coeur du mystère : « Il fait ce qu’il veut ; il ordonne ce qui lui plaît » [voir : Coran 2 : 253 ; 5 : 1 etc.].

(2.40)
Si tous les citoyens du ciel et de la terre s’efforçaient de démêler cette lumineuse allusion, cette ténébreuse énigme, jusqu’au jour où résonnera la Trompette, ils échoueraient néanmoins à en comprendre une seule lettre car cela appartient au domaine de l’immuable décret de Dieu et de son mystère préétabli. Aussi, quand les chercheurs l’interrogèrent à ce propos, il répondit : « Cette mer est sans fond et nul ne la pourra jamais sonder » [nota : paroles attribuées à ’Alí]. Ils reposèrent la question et voici sa réponse : « C’est la plus sombre des nuits dans laquelle nul ne trouve son chemin. »

(2.41)
Qui connaît ce secret sûrement le taira et s’il lui arrivait d’en révéler la moindre trace, on le clouerait sur la croix. Et pourtant, par le Dieu vivant, s’il existait un vrai chercheur je le lui dévoilerais. Car il est dit : « L’amour est une lumière qui ne luit jamais dans un coeur apeuré. »

(2.42)
En vérité, le voyageur qui porte ses pas vers Dieu, vers le Pilier vermeil le long de la voie nivéenne, n’atteindra jamais son but céleste à moins d’abandonner tout ce que l'homme possède : « Et s’il ne craint pas Dieu, Dieu le rendra craintif de tout ; alors que toutes choses craignent celui qui craint Dieu » [nota : cette citation est en arabe].

(2.43)
« Parle en persan bien que l’arabe te plaise davantage :
L’amour sait s’exprimer en plusieurs langues. »
[nota : Mathnaví]

(2.44)
Quelle douceur a le distique qui révèle cette vérité :
« Vois ! Nos coeurs comme nacres s'entrouvrent, lorsqu'en perles il déverse sa grâce,
Et nos vies prêtes à recevoir les flèches de tribulation qu’il décoche. »


(2.45)
Si ce n’était contraire à la loi du Livre, je lèguerais une part de mes biens à celui qui me mettrait à mort, j’en ferais mon légataire et le doterais, je lui rendrais grâces et chercherais à rafraîchir mes yeux au toucher de ses mains. Mais qu’y puis-je ? Je ne possède ni biens ni pouvoir, car Dieu en a ordonné ainsi. [nota : ceci fut révélé avant que Bahá’u’lláh ne déclare sa mission. Les lignes qui suivent annoncent l’imminence de sa manifestation]

(2.46)
Il me semble en cet instant percevoir le parfum de son vêtement [nota : littéralement : le vêtement de Há, la lettre H qui représente ici Bahá] porté par les brises de l’Égypte de Bahá [nota : allusion à l’histoire de Joseph dans la Bible et le Coran]. En vérité, il paraît être proche bien que les hommes l’imaginent encore loin [nota : ceci s’adresse à ceux qui ne croient pas à l’avènement imminent de « Celui que Dieu rendra manifeste »]. Mon âme inhale les parfums du Bien-aimé, mes sens sont comblés par les fragrances de mon cher Compagnon.

(2.47)
« Au devoir, imposé par de longues années d’amour, obéis !
Conte l’histoire des heureux jours d’antan,
Que le ciel et la terre rient tout leur saoul,
Et se réjouissent l’esprit, le coeur et les yeux. »
[nota : Mathnaví]

(2.48)
Voici le royaume de la pleine lucidité et de l'abnégation totale. Même l’amour n’est pas la voie vers cette région et le désir n’y a pas de place. C’est pourquoi il est dit : « l’amour est un voile entre l’amant et l’aimé. » L’amour devient ici obstacle et barrière, et tout ce qui n’est pas lui n’est que voile. Saná’í le sage écrivit :
« Seul le coeur pur rencontrera le bien-aimé des coeurs,
Seule l’âme nue rencontrera la beauté de la rose. »


(2.49)
C’est ici le domaine du commandement absolu, libre de tous les attributs terrestres.

(2.50)
Les hauts dignitaires de cette demeure manient avec un bonheur extrême l’autorité divine dans la cour de l'extase. Oui, ils portent le sceptre royal. Des hauts sièges de la justice, ils donnent leurs ordres et allouent à chacun le bien qu’il mérite. Ceux qui boivent à cette coupe habitent les hautes retraites de splendeur au-dessus du trône de l’Ancien des jours et siègent à l'empyrée du pouvoir dans le pavillon élevé : « Ils n’auront à subir ni soleil ardent, ni froid glacial » [voir : Coran 76 : 13].

(2.51)
Là, les cieux élevés ne sont pas en conflit avec l’humble terre, ni ne tendent à la surpasser, car c’est le pays de miséricorde et non le royaume des mérites. Bien qu’à tous moments, ces âmes paraissent remplir une nouvelle fonction, leur condition est toujours la même. Aussi fut-il dit à propos de cet état : « Aucun travail ne l'empêche d'en faire un autre » [nota : cette citation provient d’un des commentateurs du verset 55 : 29 du Coran. Cf. le dictionnaire Lisánu’l-‘Arab]. Et d'un autre état, il est dit : « Chaque jour quelque nouveau travail l'occupe » [voir : Coran 55 : 29 « Il crée chaque jour quelque chose de nouveau »]. Ceci est le met d'immuable saveur et d'inaltérable couleur. Si tu en consommes, en vérité tu chanteras ce verset : « Je tourne mon visage... vers celui qui a créé les cieux et la terre. Je ne suis pas de ceux qui à Dieu ajoutent des dieux » [voir : Coran 6 : 79 « Je ne suis pas au nombre des polythéistes »]. « Ainsi avons-nous montré à Abraham le royaume des cieux et de la terre pour qu'il soit au nombre de ceux qui croient fermement » [voir : Coran 6 : 75]. Donc, « place ta main dans ton sein, ensuite tends-la avec force, et vois : tu la découvres éclairant le monde » [voir : Coran 7 : 105 et ss., Hadíth].

(2.52)
Combien cristalline est cette eau fraîche que verse l'échanson ! Que vif est ce vin pur servi par la main de l'Aimé ! Combien délicate est cette gorgée prise à la coupe céleste ! Qu'elle profite à ceux qui en boivent, qui goûtent à sa douceur et parviennent à sa connaissance.

(2.53)
« Il ne convient pas que j'en dise plus,
Car le lit du ruisseau ne peut contenir la mer. »
[nota : Mathnaví]

(2.54)
En vérité, le mystère de ces paroles est celé dans la mémoire de la grande infaillibilité [nota : ‘Ismat-i-Kubrá, attribut constant de la Manifestation divine] et repose au sein des trésors de puissance. Il transcende les joyaux de l'explication et dépasse ce que pourrait dire la plus subtile des langues.

(2.55)
Ici, l'émerveillement est fort apprécié et le dénuement total est essentiel. Aussi a-t-on écrit : « La pauvreté est ma fierté » [nota : Muhammad]. Et encore : « Dieu a un peuple sous le dôme de gloire et il le cache sous le vêtement de la radieuse pauvreté » [nota : Hadith]. De ces gens, il est écrit dans une tradition bien connue qu'ils voient avec les yeux de Dieu, qu'ils entendent avec ses oreilles.

(2.56)
À propos de ce royaume, il existe maintes traditions et bien des versets de portée générale ou particulière. Mais deux d'entre eux suffiront pour éclairer les hommes de coeur et d'esprit.
Le premier est sa déclaration : « Ô mon serviteur, obéis-moi et je te ferai semblable à moi-même. Je dis : Sois, et cela est ; et tu diras : Sois, et cela sera. »

(2.57)
Et puis voici le second : « Ô fils d'Adam, ne cherche l'amitié de personne jusqu'à ce que tu me trouves, et chaque fois que tu me désireras, tu me trouveras près de toi. »

(2.58)
Même si les preuves énoncées ici sont convaincantes et les allusions prodigieuses, elles ne concernent pourtant qu'une seule lettre, un simple point. « Telle était déjà, auparavant, la coutume de Dieu. Tu ne trouveras aucun changement dans la coutume de Dieu » [voir : Coran, 33 : 62 ; 48 : 23].

(2.59)
J'avais entrepris de rédiger cette lettre, il y a quelque temps déjà, me souvenant de toi, et comme ta lettre ne m'était pas parvenue, je débutais par quelques mots de reproche. Mais l'arrivée de ta missive a dissipé ce sentiment et m'a incité à t'écrire. Point n'est besoin d'invoquer mon affection pour ton Eminence. « Dieu suffit comme témoin » [voir : Coran : 4, 166]. Pour son Eminence Shaykh Muhammad (que Dieu, l'Exalté le bénisse), je me bornerai à ces deux versets que je souhaite lui voir transmis :
« J'aspire à ta présence, plus chère que la douceur des cieux.
Je vois ton visage, plus beau que les demeures paradisiaques. »
[nota : Sa‘dí]

(2.60)
Lorsque je confiai ce message d'amour à ma plume, elle refusa la tâche et défaillit. Puis, revenant à elle, elle reprit la parole pour déclarer : « Gloire à toi ! Je reviens à toi ! Je suis le premier des croyants » [voir : Coran, 7 : 143]. Loué soit Dieu, le Seigneur des mondes !

(2.61)
« Laisse-nous évoquer certain jour
La douleur de la séparation et son malheur.
Laisse-nous écrire en d'autres termes
Les secrets de l'amour. - Il en est mieux ainsi.
Abandonne sang et bruit, et tout le reste,
Et ne dis rien de plus de Shams-i-Tabríz. »

[nota : Shams-i-Tabrís, le Soufi qui eut une forte influence sur Jalálu’d-Dín Rúmí, déviant son attention de la science vers le mysticisme. Une grande partie des oeuvres de Rúmí lui sont dédiées. Ces lignes sont du Mathnaví]

(2.62)
La paix soit avec toi et avec ceux qui t'entourent et parviennent à ta rencontre.

(2.63)
Les abeilles ont dévoré ce que j'écrivis avant ceci, tant l'encre en était douce. Comme Sa'dí l’a dit : « Je m'abstiens d'en écrire davantage, car la douceur des mots a attiré les abeilles autour de moi. »

(2.64)
À présent, la main n'en peut écrire davantage et supplie de s'arrêter. Aussi dirais-je enfin : Qu'elle est loin la gloire de ton Seigneur, le Seigneur de toute grandeur, de ce qu'ils disent de lui [voir : Coran 37 :180. « Gloire à ton Seigneur ! Le Seigneur de la Toute-Puissance, très éloigné de ce qu’ils imaginent »].


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